30 avril 2014 – Le gouvernement reprend la politique de baisse des prélèvements, alors qu’il aurait pu utiliser ses marges de manœuvre pour répondre aux besoins de la population et réduire les inégalités. Une folie politique qui ouvre la porte à l’extrême droite. Un point de vue de Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.
Économiser l’argent public est une nécessité. Utiliser ces économies pour réduire le coût du travail et les impôts constitue en revanche l’une des plus graves erreurs politiques de l’histoire sociale de la gauche. Après Lionel Jospin en 1999 – qui lance une politique de cadeaux fiscaux à grande échelle – une seconde fois, le camp du progrès social se tire une balle dans le pied. Le gouvernement a pourtant les moyens de répondre à des besoins concrets et de moderniser les services publics. Mais au fait, que peut-on faire avec les 30 milliards d’euros qui seront consacrés chaque année à diminuer les charges patronales ?
Au-delà des engagements européens de la France, l’ampleur de la dette et du déficit public impose de faire des économies. Notre pays paie des années de laxisme, de droite comme de gauche. Des dizaines de milliards d’euros partis en baisses d’impôts inutiles durant la décennie 2000, qui n’ont fait que nourrir l’épargne des couches aisées. Chaque année, la collectivité débourse 40 milliards d’euros d’intérêts, l’équivalent du budget de l’enseignement primaire et secondaire. Ces intérêts vont dans la poche des rentiers, ceux qui ont les moyens de prêter à l’Etat. Il faut réduire la voilure, même s’il faut dans ce domaine agir avec mesure et progressivement, car l’austérité a un effet économique récessif alors que la croissance reste atone [1].
La victoire de la démagogie fiscale
L’équilibre des finances publiques pourrait en partie se régler par un effort national : le « ras-le-bol » fiscal [2] est largement une construction médiatique fondée sur des sondages biaisés (lire notre article). La démagogie l’ayant emporté autant à droite qu’à gauche, cet effort national n’est plus d’actualité.
La situation des finances publiques n’est pas la seule ni la principale raison pour laquelle il faut réduire certaines dépenses. L’argent public est l’argent de tous. Les dépenses publiques sont prélevées dans le porte-monnaie de chaque citoyen, qui ne peut l’accepter que si elles servent l’intérêt général. La tâche d’économiser n’est pas facile. Un chien, dit l’adage, est caché derrière chaque niche fiscale et la défend bien. Des bataillons sont postés derrière les lignes budgétaires, pour éviter toute réduction de leurs crédits publics. Ces lobbyistes de la dépense s’agitent déjà pour défendre leurs intérêts.
Le gouvernement va piocher pour l’essentiel là où c’est le plus simple, là où les intérêts sont les moins bien représentés, non dans les dépenses qui ne servent à rien. On pourrait dégager des marges en luttant contre la fraude fiscale, en piochant dans ces niches dont le coût se chiffre toujours en milliards, dans les caisses des vendeurs de médicaments ou de l’élite des professions de santé, dans les marchés publics juteux, dans les méandres des investissements inutiles des collectivités locales. Laisser l’inflation réduire les salaires des fonctionnaires, le niveau des allocations logement ou les retraites relève de la facilité. Laisser l’inflation grignoter des revenus a l’effet d’une hausse d’impôt, qui porte sur les fonctionnaires et les titulaires de prestations, mais épargne les couches aisées du privé.
Il y a plus grave. Ces économies vont servir à réduire le coût du travail via le « pacte de responsabilité » pour l’essentiel et à diminuer les impôts des ménages de façon secondaire. En baissant les cotisations patronales, l’exécutif compte créer des emplois. A-t-il oublié les leçons du passé ? Les mesures d’exonération déjà prises n’ont jamais eu d’impact massif sur le chômage. L’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) estime par exemple que les 20 milliards du Crédit impôt pour la compétitivité et l’emploi aboutiront à la création de 150 000 postes. 130 000 euros l’emploi, une pure hérésie économique. Cette baisse des charges des entreprises va surtout nourrir les profits. Fonctionnaires, retraités et titulaires de prestations sociales vont faire un effort pour les actionnaires : il ne va pas être simple de leur expliquer pourquoi. Il est vrai que l’on va redonner une partie de ce qui leur sera pris en prestations par le biais de baisses d’impôts, qui restent à définir. Comprend qui peut.
Que faire avec 30 milliards ?
Pour bien comprendre l’immensité du désastre, il faut parler concret. Personne ne présente ce qui aurait pu être entrepris à la place des 30 milliards de baisse du coût du travail offerte aux entreprises. Accorder un minimum social à 500 000 jeunes en grande difficulté coûterait trois milliards. Un dixième du total. Autant que la dépense annuelle pour 200 000 places de crèche. 60 000 logements sociaux annuels pèsent moins d’un milliard – financement de l’Etat et des collectivités locales compris. Une aide de 300 euros mensuels pour 300 000 personnes âgées démunies vivant en maison de retraite, c’est un milliard. L’ensemble de ces dépenses ? A peine plus d’un cinquième de ce qui partira en fumée dans le pacte de responsabilité. A la question : que ferions-nous pour la France si nous avions 30 milliards ? La réponse est vite trouvée.
On pourrait continuer la liste des urgences sociales que le secteur privé seul ne peut pas satisfaire, des transports en commun à l’environnement, en passant par la rénovation des prisons, l’accès aux soins, la modernisation des écoles, l’accès aux loisirs ou à la culture, la réduction de la dette publique. Ou prendre le problème autrement. Créez un fond de développement associatif doté de trois « petits » milliards (donc, un dixième de l’addition pacte de responsabilité), qui verserait 15 000 euros (c’est beaucoup) aux associations par an par emploi créé, à charge pour elles de trouver un complément issu de leurs activités. Vous obtenez plus de 200 000 emplois. De la culture aux loisirs, de l’aide aux jeunes ou aux aînés, de l’environnement au tourisme, les gisements du tiers secteur sont immenses.
Un suicide politique
Beaucoup de commentateurs trouvent astucieux qu’un Président de gauche mène une politique de droite pour couper l’herbe sous le pied de ses adversaires. Passez sur ce que cela signifie en termes de valeurs, et raisonnez comme les communicants d’aujourd’hui en termes d’opinion. Imaginez un instant l’impact politique d’un programme qui répondrait aux besoins cités plus haut chez les jeunes ou les catégories populaires et moyennes. Imaginez l’effet de ces mesures en termes de modernisation de l’offre publique et de réduction des inégalités.
Le président de la République, enfermé dans l’univers clos de l’Elysée, a commis une sorte de suicide politique. Il a déjà emporté avec lui une grande partie des élus de gauche au niveau des communes, ce sera le cas demain aux autres échelons [3]. Il emporte surtout les espoirs de beaucoup de ceux qui ont voté pour lui – pas seulement de gauche – qui croient encore à la modernisation de notre pays et à la réforme progressiste [4].
Pour la première fois de l’Histoire, un gouvernement socialiste arrivé au pouvoir ne laissera derrière lui aucune conquête sociale. 1936, 1981, 1997 : à chaque fois, l’alternance aura été marquée par un progrès. Le renoncement actuel marque une étape, ouvre un boulevard électoral au Front national comme parti du changement. La droite traditionnelle a tort de se réjouir de la situation actuelle. Piégée par une politique qu’elle préconisait hier, elle s’enfonce dans une surenchère. Elle n’est pas plus capable de construire un programme conservateur qui s’adresse aux couches populaires [5].
Comment a-t-on pu en arriver là ?
Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut remonter à la fin des années 1980 et au second septennat de François Mitterrand qui dans sa lettre à tous les Français annonce ce qui se passera dix ans plus tard sous Lionel Jospin (lire notre article). La politique qui a consisté à renoncer à la réforme fiscale et à entamer une baisse des cotisations patronales s’inscrit dans une ligne politique qui n’a rien de sociale-démocrate mais qui est purement conservatrice. Le parti socialiste est déboussolé. Dopé aux sondages, alimenté en notes de synthèse par une poignée d’énarques, il flaire l’air médiatique et intellectuel du temps. Ses députés portent la responsabilité du pacte du même nom, même si une grande partie d’entre eux valide à contrecœur des mesures apprises par les médias et forgées par quelques communicants. La gauche au pouvoir navigue idéologiquement entre les sirènes libérales et l’anticapitalisme. Elle n’a pas compris que l’alternative n’est pas entre virer à droite (l’option actuelle) ou mettre la barre plus à gauche, mais entre préserver les intérêts de la bourgeoisie intellectuelle et économique, ou répondre aux besoins sociaux en modernisant les services publics dans un moment de crise économique majeure.
Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités
Auteur de « Déchiffrer la société française » , éditions La découverte, 2009.
Ce point de vue est une version intégrale d’un texte plus court paru dans le quotidien Le Monde du 25 avril 2014.
[1] Une baisse des dépenses publiques réduit l’activité économique. Son impact négatif est plus fort qu’une hausse d’impôt d’un montant équivalent.
[2] Cela n’empêche pas d’essayer de comprendre pourquoi ce discours émerge, et notamment la situation des jeunes célibataires des classes moyennes mérite l’attention (lire notre article à ce sujet).
[3] Ce qui n’est pas moins grave : un train de parlementaires anti-européens ira représenter la France au Parlement européen le 26 mai prochain.
[4] Ce camp a désormais huit ans pour se préparer et réfléchir à son programme, la prochaine occasion de retour au pouvoir n’arrivera pas avant 2022.
[5] Tout se passe au fond comme si les élites des deux bords se sentaient protégées et relativement indifférentes à la menace du Front national.
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